Clôture de l’atelier du CISA: concilier droit, pluralisme religieux et vivre ensemble
Christian Kombe, SJ - Nairobi
L’atelier sur le «Droit, Éducation et Relations interreligieuses au Kenya» s’est clôturé le vendredi 19 septembre 2025 à l’université jésuite Hekima. Deux jours d’échanges intenses entre chercheurs, responsables religieux et acteurs sociaux ont permis de dégager des pistes pour mieux articuler traditions, droit et pluralisme religieux au service du vivre ensemble. La seconde journée s’est concentrée sur le droit matrimonial, le divorce et le droit des successions.
Le pluralisme religieux kényan: une richesse et un défi
Cette journée a été ouverte par une conférence du Sheikh Salim M. Charo, représentant du Forum national des leaders musulmans (NAMLEF), sur le thème: «Le droit du statut personnel au Kenya: équilibre entre traditions religieuses, droit de l’État et coexistence interconfessionnelle». Bien qu’il n’ait pas de religion d’État, le pays d’Afrique de l’Est se définit comme une nation profondément marquée par la foi, a rappelé le sheikh Salim, citant le préambule de la Constitution de 2010. L’hymne national lui-même, a-t-il noté, est «à la fois un chant patriotique et une prière», signe de l’imprégnation religieuse de la vie publique.
«Le défi est de trouver un équilibre entre l’État, la loi, les traditions religieuses et l’harmonie interconfessionnelle», a-t-il affirmé. Ce pluralisme, qui constitue «à la fois une opportunité et un défi», a vu les leaders religieux jouer un rôle décisif, y compris face aux contestations sociales récentes portées par la jeunesse dite Gen Z.
Le sheikh a souligné combien les questions de mariage, de divorce et d’héritage se trouvent au croisement du droit et des traditions. La loi de 2014 sur le mariage, en reconnaissant cinq types de mariages (civil, coutumier, chrétien, hindou et islamique), illustre cette volonté d’articuler régulation étatique et respect des traditions. Mais des tensions subsistent, notamment autour du mariage interconfessionnel et de la transmission des biens. À ce propos, il a rappelé la décision de la Cour suprême en faveur des droits successoraux des enfants nés hors mariage, «une décision qui contredit la pratique musulmane mais qui oblige à concilier traditions religieuses et droits constitutionnels, en particulier l’égalité entre les sexes».
Il a également évoqué le rôle des Kadhi’s Courts, juridictions prévues par la Constitution pour traiter les affaires de statut personnel des musulmans. À ses yeux, elles constituent un «témoignage vivant» de l’engagement du Kenya à protéger la diversité religieuse. «La diversité est une bénédiction quand elle est vécue dans le respect mutuel», a-t-il insisté, tout en appelant à ce que le dialogue interreligieux, déjà encourageant au niveau des leaders, atteigne également les fidèles.
Enfin, il a mis en garde contre les dérives sectaires, rappelant le drame de Shakahola en 2023, qui a vu des centaines de fidèles d’une secte mourir après avoir été poussés par leur gourou, Paul Mackienzie, à jeûner jusqu’à la mort pour «rencontrer Jésus». Cette tragédie a mis en lumière les dérives sectaires et relancé le débat sur la régulation du religieux au Kenya. «Le rôle du gouvernement est de protéger les vies civiles», a-t-il martelé, en précisant qu’une régulation excessive mettrait toutefois en péril la liberté religieuse.
«Nous avons plus en commun que ce qui nous sépare»
Le premier panel a réuni deux voix représentatives des principales sensibilités religieuses présentes au Kenya, le sheikh Muhammad Khan, du Conseil des imams de Nairobi, et le Rev. John Alusiola, représentant du Conseil interreligieux du Kenya (IRCK). Tous deux ont mis en lumière les tensions, mais aussi les ouvertures possibles, entre droit de l’État et normes religieuses.
L’imam Khan a commencé son intervention en évoquant son expérience concrète de terrain. Depuis plus d’une décennie, il organise à la mosquée Jamia de Nairobi des journées portes ouvertes au cours desquelles musulmans et chrétiens se rencontrent et discutent de leur foi respective. «Nous avons plus en commun que ce qui nous sépare », a-t-il affirmé, insistant sur la valeur irremplaçable du dialogue interreligieux comme facteur de paix sociale.
Il a ensuite abordé de front les questions juridiques qui touchent directement la vie familiale. S’appuyant sur le Coran – notamment la sourate 2 (versets 221-241) et la sourate 4 (versets 11-12 et 176) – il a rappelé que l’islam offre un cadre clair pour le mariage, le divorce et l’héritage. Mais, a-t-il ajouté, «nous ne vivons pas dans un État islamique, nous vivons dans une République laïque. Notre Constitution est notre cadre commun, et elle nous demande d’interpréter nos traditions à la lumière des droits garantis à tous les citoyens.»
Évoquant l’arrêt récent de la Cour suprême qui a reconnu des droits successoraux aux enfants nés hors mariage, il a reconnu qu’une telle décision «contredit une mauvaise interprétation de la pratique musulmane», dont l’esprit n’a jamais été de punir l’enfant. Il faut y voir pourtant une interpellation positive: «C’est un pas important pour la justice sociale, qui nous oblige, comme musulmans, à réfléchir à la manière de concilier nos traditions avec l’esprit de la Constitution.»
Sur le sujet du port du hijab dans les écoles confessionnelles chrétiennes, il a invité à une approche de compromis: «La dignité de l’élève ne doit pas être sacrifiée au nom du règlement, mais le règlement ne doit pas non plus être ignoré au nom de la liberté individuelle.» Selon lui, c’est dans ce type de discernement pratique que se joue la coexistence interreligieuse au Kenya.
Le Rev. Alusiola, quant à lui, a rappelé la vision chrétienne du mariage comme vocation spirituelle. Revenant sur la promulgation du Marriage Act en 2014, il a souligné que ce texte a été une avancée majeure en harmonisant les régimes matrimoniaux et en reconnaissant la pluralité des mariages. «Cette loi a apporté une clarté bienvenue, mais elle a aussi ouvert de nouvelles tensions. Car si la loi prévoit des cas de divorce, notre responsabilité pastorale est de rappeler que le mariage est bien plus qu’un contrat légal: il est une vocation spirituelle et un engagement moral.»
Le pasteur Alusiola a insisté sur la responsabilité des Églises face aux réformes légales. «Nous ne pouvons pas simplement dire oui à tout ce que le Parlement décide. Nous avons le devoir d’interroger ces réformes à la lumière de nos Écritures et de nos traditions. Mais nous ne pouvons pas non plus ignorer que nous vivons dans une société pluraliste. C’est ce double appel qui fait du dialogue interreligieux une urgence et non une option.»
Il a également averti contre une sécularisation du droit qui couperait la société de ses racines culturelles et spirituelles: «Une nation qui légifère sans écouter ses traditions religieuses construit des lois sans racines. Mais une religion qui refuse d’écouter la voix de la justice et de l’égalité reste enfermée dans ses murs sacrés.»
Mariage, divorce et héritage: enjeux juridiques et sociétaux
Le second panel a donné la parole à plusieurs acteurs, parmi lesquels l’avocat Dennis Otieno de la Federation of Women Lawyers (FIDA-Kenya), qui a apporté le regard d’un praticien du droit. Il a commencé en soulignant combien il était rare que de telles conversations se fassent en présence de leaders religieux: «La plupart du temps, nous parlons de religion, d’Église ou de mosquée avec des militants des droits humains, mais sans les principaux concernés dans la salle… Et à la fin, nous recommandons toujours qu’ils soient présents la prochaine fois. Mais cela n’arrive jamais.» Pour lui, l’atelier organisé par le CISA offrait ainsi un espace unique de dialogue direct.
Revenant à son expérience de terrain, il a insisté sur le fait que «mariage, divorce et succession vont souvent ensemble, sans que beaucoup s’en rendent compte». Dans sa pratique, il constate que près de 70 à 75 % des procédures de divorce au Kenya sont introduites par des femmes: «Moi-même, j’en ai déjà traité près de 60 depuis le début de cette année», a-t-il indiqué, ce qui témoigne selon lui d’un changement profond dans la société kenyane.
Ce changement est lié à la transformation des mentalités, influencées par la mondialisation et l’exposition à de nouveaux modèles à travers les médias et les réseaux sociaux. Ce changement montre le contraste entre les générations. Autrefois, le mariage était perçu comme un engagement pour la vie; aujourd’hui, observe-t-il, les millennials et les Gen Z l’abordent souvent à travers le prisme de la réussite matérielle et de l’individualisme: «beaucoup se demandent plutôt: combien de biens pouvons-nous accumuler ensemble avant que je ne parte ?» Cette évolution traduit le poids croissant des considérations économiques dans la vie familiale.
Me Otieno a également mis en lumière la place de la culture, qu’il juge première par rapport à la religion: «Nous pensons généralement que c’est nous qui contrôlons la culture, mais en réalité, c’est elle qui nous contrôle et qui nous donne notre identité.» Dans ce contexte, la loi suit les transformations sociales plus qu’elle ne les prescrit: «La loi suit ce que fait la société. Elle ne dit pas à la société ce qu’elle doit faire », a affirmé le juriste. C’est ce qui explique la reconnaissance croissante des droits successoraux des femmes et des enfants, ou encore les débats récents autour du partage des biens matrimoniaux.
Enfin, l’avocat a attiré l’attention sur la crise de la famille dans la société kényane. Beaucoup restent désormais ensemble non par vocation familiale, mais pour protéger les biens acquis, ou au contraire divorcent en pensant à la redistribution des propriétés. «D’aucuns choisissent d’éviter le mariage, non pas parce qu’ils rejettent l’idée d’un engagement, mais parce qu’ils pensent qu’il est plus facile de vivre ainsi, puisqu’ils pourront partir quand ils le voudront.»
Feuille de route pour l’avenir: un triple appel
La table ronde finale, modérée par le Dr Souleymane Diallo et animée par la Professeure Dorothea Schultz, tous deux de l’université de Münster, a permis de dégager des recommandations concrètes pour l’avenir. La chercheuse allemande a d’abord souligné le caractère inédit de l’atelier: «Dès que le débat sort du cadre strictement académique et qu’il se confronte à des praticiens, il développe sa propre dynamique, souvent inattendue, et c’est une vraie richesse», a-t-elle confié, saluant le travail du Père Norbert Litoing, SJ, directeur du CISA, et son équipe.
Elle a toutefois reconnu que l’abondance des perspectives avait laissé «beaucoup de fils ouverts», un désordre fertile qui exigera du temps pour être digéré. Pour elle, cette diversité reflète la réalité même du terrain kenyan, où chaque intervenant parle depuis une expérience sociale, religieuse ou institutionnelle précise. «Nous repartons avec des impressions différentes, parfois contradictoires, mais c’est aussi ce qui fait la richesse du dialogue», a-t-elle ajouté.
En revenant sur le cadre comparatif du projet, la Prof. Schultz a mis en avant quatre dimensions structurantes: les contraintes et opportunités offertes par l’État et les institutions, les traditions régionales d’interprétation religieuse, les normes culturelles de sociabilité, et enfin le rôle clé des leaders religieux. À propos de ce dernier point, elle a noté que ces derniers peuvent être à la fois des médiateurs précieux ou, au contraire, des acteurs qui aggravent les inégalités: «Il existe parfois un écart majeur entre la régulation légale et les réalités du terrain, et certains leaders religieux ne jouent pas toujours un rôle positif pour protéger les plus vulnérables.»
De cette synthèse est ressorti un triple appel: renforcer le dialogue interreligieux au-delà des élites pour qu’il touche aussi les fidèles, garantir une meilleure inclusion des femmes dans les discussions et les réformes, et chercher sans cesse un équilibre entre droit étatique et traditions religieuses, afin que la diversité demeure une bénédiction et non une source de division.
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