« Droit, éducation et relations interconfessionnelles au Kenya »
Camille Mukoso, sj – Nairobi
Dans un Kenya riche de sa diversité mais traversé par des tensions ethniques et religieuses, cette rencontre a offert un espace de dialogue marqué par des interventions fortes, des échanges ouverts et une volonté partagée de penser un avenir commun. Dès l’ouverture, le père Norbert Litoing, SJ, directeur du CISA, a donné le ton en rappelant la vocation du Centre: «offrir un lieu où la recherche, le dialogue et l’expérience vécue se rencontrent pour nourrir la justice, la paix et le bien commun». Il a ensuite invité les participants à dépasser les logiques de cloisonnement et à faire de cette session une véritable rencontre des esprits et des cœurs.
La pluralité, une ressource essentielle pour construire une société plus pacifique et fraternelle
Ouvrant alors les travaux, le président de l’Hekima University College, le père Marcel Uwineza, SJ, a proposé, dans son mot d’accueil, une réflexion mémorielle autour de la Shoah. Il a montré que la loi et l’éducation, bien qu’à l’origine conçues pour protéger et émanciper, peuvent devenir des instruments de destruction lorsqu’elles sont détournées de leur finalité. De ce sombre héritage, il a tiré une leçon pour le Kenya contemporain, plaidant pour des institutions garantes de la dignité humaine et valorisant la diversité comme une richesse. En citant le rabbin Jonathan Sacks, il a rappelé avec force que la pluralité, loin d’être une menace, constitue une bénédiction et une ressource essentielle pour construire une société plus pacifique et fraternelle.
Défaire les étiquette: le cri d’alerte de Wandia Njoya
Ce climat de gravité et d’espérance a trouvé un écho dans la conférence inaugurale donnée par la professeure Wandia Njoya, dont la verve et la profondeur ont captivé l’auditoire. D’emblée, elle a choisi de bousculer les certitudes en posant une thèse radicale: la notion d’identité, telle qu’elle est définie par l’État kenyan et les structures politiques, est une construction réductrice qui divise et fragmente l’humanité, tandis que la foi véritable transcende ces frontières. À travers des passages évangéliques — la rencontre de Jésus avec la Samaritaine ou la parabole du Bon Samaritain — elle a montré que le message du Christ dépasse les étiquettes de genre, d’ethnicité ou de statut social. Jésus, a-t-elle souligné, ne demandait pas aux personnes d’où elles venaient, mais il reconnaissait leur humanité et leur foi.
La réflexion critique comme antidote aux conflits identitaires
En retraçant les héritages coloniaux du Kenya, la professeure Wandia a mis en lumière la manière dont le colonialisme a figé les identités, dans la continuité de logiques anciennes issues de l’Empire romain. Elle a dénoncé la manière dont l’État, en complicité avec certaines institutions religieuses, a réduit les individus à des catégories figées, instrumentalisant l’éducation pour produire des citoyens dociles plutôt que des penseurs critiques. Selon elle, le passage au Competency-Based Curriculum (Programme d'études axé sur les compétences, ndlr) illustre cette dérive: «L’État préfère une population facile à taxer et à contrôler. L’éducation devrait libérer, mais elle est devenue un outil de domination.» Dans un plaidoyer passionné, elle a appelé à redonner à la philosophie et à la réflexion critique une place centrale dans les écoles, comme antidote à l’anti-intellectualisme et aux conflits identitaires. «Sans connaissance, il ne peut y avoir de foi mûre. Et sans foi, l’identité devient une arme de division.»
Du principe à la pratique: liberté de conscience à l’épreuve de l’école
La suite des conférences a permis de descendre des principes aux réalités du terrain, grâce à un panel réunissant des voix diverses. Salim Abdallah, du Harmony Institute, a ouvert la discussion en soulignant que les écoles sont des lieux stratégiques où se forge l’avenir de la société. Dans les établissements qui valorisent la pluralité religieuse, a-t-il observé, les élèves réussissent non seulement académiquement, mais développent aussi un sens du respect et de la citoyenneté. Fred Nyabera, directeur exécutif d’Arigatou International, a replacé le débat dans le cadre constitutionnel. Le Kenya, a-t-il rappelé, garantit la liberté de conscience et de religion, mais trois facteurs historiques compliquent la mise en œuvre de ce principe: le parrainage chrétien majoritaire des écoles, la diversité religieuse croissante, et des politiques d’uniformité qui heurtent l’expression des différences. Ces tensions se cristallisent autour de questions concrètes: le port du hijab, l’accès à l’enseignement religieux islamique dans certaines régions, et la réforme du curriculum scolaire. Fred Nyabera a mis en garde contre le cycle dangereux de désinformation, discrimination et persécution qui, s’il n’est pas brisé, peut mener à des violences.
Le combat patient de Sheikh Farhan
Le témoignage de Sheikh Farhan A. Mohamed, enseignant en éducation religieuse islamique à Malindi, a donné un visage humain à ces enjeux. Il a raconté les efforts entrepris pour créer des espaces de prière pour les élèves musulmans dans certaines écoles, et comment des initiatives approuvées par les conseils d’administration ont parfois été bloquées par des acteurs politiques locaux. Derrière ces tensions, a-t-il expliqué, se cachent souvent des luttes de pouvoir qui dépassent les élèves eux-mêmes. Son engagement en faveur de la formation morale et spirituelle des jeunes illustre la possibilité de bâtir la paix au quotidien, par le mentorat et le dialogue patient.
Un chemin d’espérance
À l’issue de cette journée inaugurale, une conviction s’impose: le droit et l’éducation ne sauraient être réduits à de simples outils techniques. Ils reflètent les valeurs d’une société, et selon l’usage qu’on en fait, ils peuvent devenir des forces de division ou de réconciliation. En mettant en dialogue la mémoire historique, l’exigence spirituelle et les réalités du terrain, ce workshop ouvre un chemin où chaque enfant, chaque croyant, chaque citoyen pourra se sentir pleinement respecté et reconnu. Le défi est immense. Mais, comme l’a souligné le père Marcel Uwineza, c’est dans la célébration de la différence que se trouve la véritable dignité humaine.
C’est quoi le CISA?
Le Center for Interfaith Studies in Africa (CISA), rattaché à Hekima University College à Nairobi, Kenya, est une initiative jésuite visant à promouvoir le dialogue interreligieux en Afrique, en mettant l'accent sur les interactions entre le christianisme, l'islam et les croyances traditionnelles africaines. Le CISA organise des conférences, séminaires et ateliers, tout en menant des recherches sur les dynamiques religieuses et culturelles africaines pour favoriser la coexistence pacifique et former des leaders capables d'agir dans des contextes multireligieux. Inscrit dans la mission de Hekima, qui combine excellence académique et engagement social, le CISA répond aux besoins contemporains de l'Afrique en promouvant la paix et le respect mutuel à travers une théologie contextualisée.
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