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Vue sur Jérusalem. Vue sur Jérusalem.   (AFP or licensors)

Frère Coudray, prieur d'Abou Gosh: après le 7 octobre, le long chemin vers l'acceptation de l'altérité

L'attaque terroriste du Hamas le 7-Octobre 2023 est venue briser un dialogue faible mais existant entre Israéliens et Palestiniens. Depuis le monastère d'Abou Gosh, sur la route de Jérusalem, le frère Louis-Marie Coudray décrypte la nature des événements en cours sur la terre natale du Christ, leur conférant une tonalité philosophique et théologique.

Entretien réalisé par Delphine Allaire - Cité du Vatican

C’est un lieu construit par les croisés à la mémoire de l’Emmaüs biblique. Le monastère bénédictin d’Abou Gosh, sur la route de Jaffa à Jérusalem, se trouve au sein de la petite ville d’Abou Gosh. Dans ce village israélien peuplé majoritairement de musulmans, les moines et moniales de l’ordre de saint Benoit sont une présence accueillante à l’altérité et à l’amitié. Deux notions fortement amoindries sur place depuis les massacres du Hamas le 7 octobre 2023, tristement commémorés ce mardi.

Témoin privilégié de l’éloignement des communautés, le frère Louis-Marie Coudray, supérieur de l'abbaye d'Abou Gosh, en Terre Sainte depuis une quarantaine d’années. Au-delà des drames politiques, il revient sur le devoir de ne jamais perdre de perspective la paix, même quand celle-ci semble illusoire sur cette terre des antagonismes et de la Révélation.

Entretien avec le frère Louis-Marie Coudray, supérieur du monastère d'Abou Gosh en Israël

Quelle intuition originelle de dialogue et de paix est contenue dans l'établissement de cette présence monastique à Abou Gosh?

La raison de l'envoi de trois frères depuis l'abbaye du Bec Hellouin a été d'être une présence monastique, une présence cordiale tournée vers le monde juif. Un monde juif qui venait revivre sur la terre de ses pères, avec tout ce que cela implique comme questions théologiques et politiques. Nous avons eu la chance de nous retrouver dans un monastère situé dans un village entièrement musulman. Cela nous permettait d'avoir un idéal et la réalité du pays. Car l'une des difficultés dans ce pays, c'est qu'effectivement on vient entre guillemets, d'un côté ou d'un autre, et on ignore la complexité du pays et l'autre côté. Nous essayons de vivre cet idéal en étant simplement une présence d'accueil. Tout le monde sait qu'ici, au monastère, il sera accueilli et reçu pour ce qu'il est, avec ce qu'il est, sa foi, sa pratique, et pour un moment de rencontre. On parle très souvent du dialogue, mais trois étapes précèdent le dialogue: se rencontrer, se connaître, établir la confiance. À ce moment-là, on peut entrer en dialogue sur des choses essentielles. Il ne faut jamais aller trop vite sur ces trois premières étapes, sinon le dialogue n'est pas profond ni vrai et seul l'accessoire est évoqué.

Quel symbole spirituel la présence des moines dans ce village interreligieux envoie-t-elle? Que cela signifie-t-il concrètement au quotidien?

Comme symbole assez fort, il y a le fait que l'église est juste à côté de la mosquée. Nous sommes deux communautés religieuses catholiques dans ce village, nous-mêmes et les sœurs de Saint-Joseph. Il est important que cette présence soit au cœur du village; tout le monde le sait et cela ne pose de problème à personne. Concrètement, c'est simplement d'être une présence accueillante dans un monde d'exclusion, de rejet, de méfiance qui est le nôtre, c'est encore le meilleur témoignage que nous pouvons donner de la devise monastique, Pax. Tous les gens qui arrivent chez nous disent qu’ils se croient au Gan Eden, c'est à dire au paradis en hébreu. Ce lieu dégage quelque chose de pacifiant dans un monde qui, aux alentours, est sujet à un certain nombre de tensions.

Comment la réalité dramatique du 7-Octobre et tout ce qui s'en est suivi, a-t-elle percuté votre quotidien au monastère? Selon l'écho du terrain, comment diriez-vous que cela a altéré ou rompu le dialogue?

Nous avons été rattrapés par deux aspects. L’un est très concret: il n’y a plus de pèlerinages. Or, c’est notre moyen de vivre et un moyen de porter notre idéal. Afin que, quand les pèlerins viennent ici, ils puissent rencontrer ce lieu de paix, de dialogue et de confiance entre les uns et les autres. Ce qui n'est pas toujours le cas au long d'un pèlerinage. Les réalités sont assez contrastées.

Le deuxième aspect qui nous a tout de même évidemment beaucoup touchés, c'est de voir la souffrance de tous nos amis. Nous avons des amis de tous les côtés, aussi bien Israéliens que Palestiniens. Le peuple juif israélien, et le peuple juif dans son ensemble, restent profondément marqués par le massacre du 7-Octobre qui, pour eux, a été quelque chose d'extrêmement violent qui leur a rappelé le passé. On a voulu tuer des juifs parce qu'ils étaient juifs. Ce n'était pas seulement un acte de guerre entre deux puissances politiques. Le peuple est toujours altéré et profondément marqué par cela. Il est profondément marqué encore aujourd'hui, deux ans après, parce que la guerre continue. Tout le monde connaît quelqu'un qui est dans l’armée, tout le monde connaît quelqu'un qui a été blessé, tout le monde connaît quelqu'un qui a été tué. Ce poids qui pèse sur l'ensemble du peuple juif est difficile à exprimer.

De l'autre côté, il ne s'agit pas d'exclure, ni de mettre en balance ou de mettre en miroir les souffrances des uns et des autres, mais de l'autre côté, vous avez une population palestinienne qui souffre à Gaza, tout particulièrement des opérations militaires et de tout ce qu’il se passe dans les territoires avec les exactions d'un certain nombre de colons qui maltraitent les Palestiniens. Et puis enfin, troisième élément, il y a une certaine politique qui a morcelé l'ensemble des territoires, ce qui empêche les populations de communiquer entre elles.

Alors, il faut faire extrêmement attention quand on emploie les termes. Par exemple, un terme très usité, qui est le terme de génocide. C'est extrêmement difficile de parler de génocide parce que le premier réflexe des personnes quand elles parlent de génocide, c'est à cause du nombre de victimes. Mais à partir du moment où il y a une victime, c'est déjà une victime de trop. C'est un principe de base. La question du génocide n'est pas une question liée au nombre de victimes. On le voit bien dans la définition du droit international. La définition du génocide est une question d'intention. Là, effectivement, on peut se poser des questions. Est-ce que vraiment l'État d'Israël dans son entièreté veut exterminer la population palestinienne? Qu'un certain nombre de personnes le souhaitent, cela est possible. Mais dans la situation où nous sommes, la généralisation est à éviter. Ce n'est pas parce que vous allez avoir un homme politique ou un groupement qui va tenir des propos, tant du côté israélien que palestinien, que ceux-ci reflètent l’ensemble de la politique des responsables, ou qu’ils reflètent l’ensemble du sentiment de la population. On a souvent une confusion qui s'établit et les termes perdent de leurs poids.

Comment échapper à une lecture unilatérale de ce conflit, qui soit uniquement politique ou religieuse? Comment faire prévaloir l'humanité sur les appartenances?

Sur la souveraineté, les deux peuples ont une légitimité à des titres différents. Chacun a le droit d'être là. C'est un principe de base. Le problème, c'est que vous avez un certain nombre de personnes qui nient ce principe de base. Dans le fond, le grand problème philosophique et humain se pose de l'acceptation de l'altérité. Ici, au niveau politique, est-ce que j'accepte que l'autre soit présent et que nous vivions, si ce n'est ensemble, au moins côte à côte? Que les Palestiniens acceptent la présence des juifs, que les juifs acceptent la présence des Palestiniens. La clé est là. S'il y a cette volonté, les solutions politique seront trouvées. Et je suis persuadé que l'ensemble des deux populations ne souhaite qu'une chose, la paix et vivre côte à côte. Là où les choses sont un peu faussées, c'est qu’il suffit que vous ayez un tout petit groupe qui ne le veuille pas et qui fait tout sauter.

Là où l’on s'éloigne malheureusement de cette solution, c'est que l'on a un certain nombre de personnes qui n'en veulent pas et font tout contre et que d'autre part, on a moins de contacts entre les deux populations. Avant qu'il y ait la première Intifada et que le mur soit construit, les populations se rencontraient un peu. Ce n’était pas beaucoup, mais c’était déjà mieux que rien. Aujourd'hui, plus rien. Les seules rencontres que peuvent faire des Palestiniens des territoires, cela va être les soldats. Cela ne leur donne effectivement pas envie forcément de vivre avec eux. Et puis le seul sentiment qu'ont la grande majorité des Israéliens à la suite du 7-Octobre, c’est la hantise de se faire massacrer et la hantise du terrorisme.

Dans ce conflit, les discours clairs, fermes, équilibrés, sont difficiles à tenir et à entendre. Quels sont les principaux pièges à éviter?

Le premier élément dans lequel il ne faut pas tomber, c'est la généralisation. Tous les Palestiniens ne sont pas des terroristes et tous les Israéliens ne sont pas des colons radicaux. Les populations sont diverses et sont variées. Le deuxième élément, c'est d'avoir une précision de langage. Or, c'est très difficile. Le problème des médias aujourd'hui, c’est la vitesse de l’information. Il faut marquer l'auditeur ou le téléspectateur par des slogans. Les slogans n'aident pas à être précis dans les définitions. Un troisième élément, qui nous dépasse largement et qui est un phénomène de société, c’est que nous ne sommes plus dans l'analyse de la factualité, mais dans l'appréciation des sentiments. Cela fausse tout. Le 7-Octobre nous appelle à nous ressaisir à ce niveau-là. Plus spécifiquement pour le 7-Octobre, il faut aussi arriver à comprendre l'autre. Cela ne veut pas dire que je suis d'accord avec lui, mais tant qu'on ne comprendra pas le traumatisme que représente le 7-Octobre pour le peuple juif, on ne comprendra pas la radicalité de la réaction. Ça ne la justifie pas, ça l'explique. De la même façon, on ne peut pas comprendre la radicalité de la réaction dans le monde palestinien quand on voit la souffrance qu'il y a à Gaza et ce qu'ils subissent de la même façon dans les territoires occupés.

Notamment dans le village de Taybeh, petit village chrétien qui a quand même vécu sous pression et avec toujours aussi cette peur, élément fondamental dans la région et pour le peuple juif. Mais la population de Taybeh par exemple, aujourd'hui, n'ose plus sortir dans les champs. Tout le monde est très inquiet pour la future récolte d'olives qui arrive.

À ce titre, une allusion très importante: il faut que les chrétiens du monde entier songent aux chrétiens locaux, et notamment, même si ça peut paraître un peu fou, il faut revenir en pèlerinage. Le patriarche Pierbattista Pizzaballa a lancé des appels en ce sens, le cardinal Jean-Marc Aveline aussi. Vous n’allez pas aller à Gaza, mais vous pouvez parfaitement venir à Jérusalem, à Bethléem, au lac de Tibériade. Ces lieux sont visitables. Nous, nous continuons de circuler dans le pays sans aucun danger, et il faut que les chrétiens reviennent. Je sais qu'il y a même un certain nombre d'évêques ou de directeurs de pèlerinages qui disent ne pas vouloir venir parce qu’ils ne veulent pas cautionner la politique d'Israël. Mais c'est aberrant et c'est laisser tomber les chrétiens. Il faut au moins qu'ils disent qu’ils viennent par solidarité avec les chrétiens. Ils ne marquent aucune solidarité avec le gouvernement israélien en venant en pèlerinage. Ils marquent une solidarité avec la population chrétienne qui a besoin de vivre, qui a besoin d'être soutenue de l'extérieur. Les réseaux de pèlerinages chrétiens ne financent que des hôteliers, des compagnies de bus, etc, qui sont palestiniens. Le fait de ne pas vouloir venir ne fait qu’envenimer le conflit, et cela fait aussi qu’on ne le connait pas sur place et que l’on est entièrement tributaire des clichés qu'il peut y avoir ailleurs. C'est abandonner les gens qui sont ici. Ce qui donne un peu d'espoir, c'est qu'il y a des petits groupes, des prêtres qui connaissent le pays, qui connaissent des gens dans le pays, qui téléphonent, qui demandent s’ils peuvent venir. Ils montent des petits groupes de dix ou quinze personnes, ce qui est bien, il n'y a pas forcément besoin d’organiser des groupes de 50. C’est très important pour l'Église locale.

Sur ces champs de ruines, de haine et de violence, comment préparer le lendemain et œuvrer à une réconciliation prochaine entre juifs et musulmans? Avec quels gestes pourrait-on construire un horizon commun?

Il faudrait arriver à rétablir une confiance. Il va falloir plusieurs générations. Ce sera un lent processus. Ce qui est important aujourd’hui, c'est d'arriver “à inverser le sens de la vapeur”, si je puis dire. Je vais vous faire une lecture théologique en tant que religieux.

Quand on voit la façon dont vous avez dix ou vingt autres massacres de populations beaucoup plus importants numériquement à travers le monde auxquels personne ne fait attention, dans l'indifférence générale, posons-nous la question: pourquoi cette focalisation sur ce si petit peuple et cette si petite région? L'enjeu est le suivant: même inconsciemment, le regard est focalisé sur le peuple d'Israël dans son ensemble, que ses membres soient croyants, pas croyants, pratiquants, pas pratiquants, mais sur ce que représente le peuple d'Israël. Le regard s'est focalisé sur lui parce qu'il est le témoin du Dieu unique. En tant que témoin du Dieu unique, il est celui qui lutte contre l'idolâtrie et c'est l'enjeu de notre monde d'aujourd'hui. Voulons-nous des valeurs humanistes issues de la révélation judéo-chrétienne? Ou voulons-nous vivre dans une idolâtrie qui sécrète la loi de la jungle?

Nous sommes en plein mois de commémoration de la déclaration Nostra Aetate qui fête ses 60 ans. Comment lire ce texte à l'aune des événements actuels en Israël?

Il y un enjeu fondamental, dont on n'a pas parlé jusqu'à maintenant, et qui nous montre bien d'ailleurs la dernière dimension dont je viens de parler. Nous ne sommes pas seulement sur une question politique, puisqu'on a eu une flambée d'antisémitisme à travers le monde, qui ne se justifie en aucun cas. Je ne vois pas comment les juifs de New York ou les juifs de Paris sont responsables, directement ou indirectement, de la politique de l'État d'Israël. Elle ne justifie en aucun cas l'antisémitisme. Donc, ce qui est fondamental pour les 60 ans de Nostra Aetate, c'est de bien montrer quel est le rapport théologique entre l'Église et le peuple d'Israël dans son ensemble. Je dis bien peuple d'Israël dans son entité globale et non pas État d'Israël. Vous pouvez, et bien sûr que vous en avez le droit, de ne pas être d'accord avec la politique de l'État d'Israël, mais vous ne pouvez pas être antisémite. C'est là où le discours doit être extrêmement précis et extrêmement clair pour qu'il n'y ait pas d'ambiguïté, parce qu'il est certain que très rapidement, notamment par le biais de la généralisation, du mélange, on peut voir comment il peut y avoir un petit fond d'antisémitisme qui va ressurgir à travers cette critique de la situation et cette critique de l'État d'Israël. Ce qui fait que très souvent, le monde juif dit que l'antisionisme ou la critique d'Israël, c'est de l'antisémitisme. Je pense que dans certains cas, c'est très vrai, mais dans d'autres cas, ce n'est pas vrai. L'Église doit être d'autant plus vigilante pour qu'il n'y ait pas de confusion, même s'il y a des liens entre les deux, mais qu'il n'y ait pas de confusion. C’est un enjeu aussi d'identité pour l'Église, puisqu'on sait que si l'Église se coupe de sa racine juive, elle va devenir simplement une idéologie comme une autre. Et on voit bien comment dans la société d'aujourd'hui, même en France, on a tout de même un certain anti-christianisme qui se développe et que tout cela est lié.

La déclaration Nostra Aetate est fondamentale parce qu'elle établit vraiment nos racines en tant qu’Église, peuple de Dieu, et en tant que peuple d’Israël, peuple de Dieu également. On est sur une ligne de crête extrêmement délicate, mais, et nous devons tenir d'une manière extrêmement ferme et radicale la lutte contre l'antisémitisme qui est inadmissible.

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07 octobre 2025, 17:00