L’Afrique réinvente le dialogue des religions, soixante ans après Vatican II
Camille Mukoso, sj – Nairobi
Organisé par le Centre d’études interreligieuses en Afrique (CISA), l’événement intitulé «Nostra Aetate, 60 ans après: promouvoir les relations interreligieuses en Afrique», a marqué un moment fort du dialogue théologique et interreligieux sur le continent.
La rencontre s’est ouverte par un mot de bienvenue prononcé par le directeur du Centre d’études interreligieuses, le père Norbert Lintoing, sj. Dans son intervention, il a souligné l’importance de revenir à Nostra Aetate non comme à un simple texte du passé, mais comme à une invitation toujours actuelle à la rencontre, à l’écoute et au respect de l’autre. Il a rappelé que ce document conciliaire, promulgué en 1965, avait représenté une véritable révolution dans la manière dont l’Église catholique se situait face aux religions non chrétiennes. Pour lui, soixante ans après, il est urgent de relire ce texte à la lumière des défis contemporains, notamment en Afrique, où le pluralisme religieux est à la fois une richesse et un appel à la vigilance. Le père Lintoing a également insisté sur le fait que le dialogue interreligieux ne peut être réduit à une simple tolérance passive, mais qu’il doit s’incarner dans une volonté active de compréhension mutuelle, de collaboration et de construction d’une paix durable.
L’ Afrique, terre de cohabitation entre traditions chrétiennes
Prenant la parole à son tour, le principal d’Hekima, le père Marcel Uwineza, sj, a chaleureusement salué les différents invités venus célébrer les soixante ans de Nostra Aetate à Nairobi. Citant Rabbi Jonathan Sacks, il a rappelé que la foi véritable se mesure à la capacité de faire place à la différence, non comme une menace, mais comme une invitation divine. Dans un continent où le pluralisme religieux est une réalité quotidienne, le père Uwineza a insisté sur la pertinence de célébrer cet anniversaire en Afrique, terre de cohabitation entre traditions chrétiennes, islamiques et africaines. Il a présenté la conférence comme une occasion de revisiter l’héritage de Nostra Aetate, de promouvoir une collaboration interreligieuse active et d’affronter ensemble les défis contemporains. Il a également salué la présence du conférencier principal, le père Francis X. Clooney, sj, de l’université Harvard, dont les travaux en théologie comparative incarnent l’esprit du dialogue profond que promeut Nostra Aetate.
La mémoire vive d’un texte conciliaire
Dans sa conférence inaugurale, le professeur Clooney a replacé Nostra Aetate dans le mouvement plus vaste du concile Vatican II, qu’il a décrit, à la suite de Karl Rahner, comme le premier moment où l’Église s’est vraiment perçue comme une «Église mondiale». Pour le professeur Clooney, Nostra Aetate demeure un acte de repentir, né dans le sillage de la Shoah et du long passé d’antisémitisme chrétien, une aventure spirituelle inachevée, et une ouverture risquée vers les religions de l’Asie et d’autres traditions souvent laissées dans le silence. Le jésuite américain a ensuite retracé les décennies de réception qui ont fait de Nostra Aetate un point de départ plutôt qu’un aboutissement. Il a évoqué les grands jalons du dialogue interreligieux – du document Dialogue and Proclamation (1991) aux rencontres d’Assise initiées par Jean-Paul II, en passant par les initiatives de Benoît XVI et le dialogue renouvelé sous le Pape François. Ces avancées, a-t-il reconnu, n’effacent pas les tensions: la tentation d’un exclusivisme dogmatique subsiste, tout comme le risque d’un relativisme superficiel. Pour le professeur Clooney, la tâche théologique consiste précisément à habiter cet entre-deux, à tenir ensemble fidélité au Christ et hospitalité envers la vérité des autres traditions. Dans cette tension féconde, Nostra Aetate ne cesse de rappeler que le dialogue ne dilue pas la foi, il l’approfondit.
Relire Nostra Aetate à rebours
Le professeur Clooney a enfin appelé à relire Nostra Aetate à rebours, c’est-à-dire à revenir à son premier geste, celui d’un repentir historique et d’un apprentissage spirituel, pour comprendre toutes ses autres sections. Ce regard rétrospectif éclaire aussi les défis africains: reconnaître la dimension religieuse des cultures locales, écouter la sagesse des traditions autochtones, et inscrire le dialogue interreligieux dans les réalités sociales du continent. L’Afrique, a-t-il suggéré, n’est pas seulement un récepteur de Nostra Aetate, mais un de ses interprètes les plus prometteurs, car elle vit au quotidien la proximité entre chrétiens, musulmans et adeptes des religions traditionnelles.
Dialoguer avec l’islam en Afrique: de la reconnaissance à la rencontre
Le panel consacré à l’islam a offert une réflexion nuancée sur le dialogue entre chrétiens et musulmans, à la fois théologique, spirituelle et contextuelle. Les intervenants ont d’abord rappelé l’importance historique de Nostra Aetate, ce texte conciliaire qui, pour la première fois, exprime la profonde estime de l’Église pour les musulmans, reconnaissant en eux des croyants qui adorent le Dieu unique, miséricordieux et tout-puissant. Cette reconnaissance, ont-ils souligné, demeure le fondement d’une attitude d’ouverture, de respect et de coopération entre les deux traditions. Le père Moussa Serge Traoré, MAfr, a particulièrement marqué le panel par un témoignage personnel fort, issu de sa double appartenance familiale – un père catholique et une mère musulmane – , qui a fait de lui un témoin privilégié du dialogue vécu au quotidien. Le panel a également mis en lumière la vitalité des initiatives africaines dans le domaine du dialogue islamo-chrétien – des centres d’études de Tunis, Rabat ou Nairobi, jusqu’à la création du Network of African Muslim Relations – qui cherchent à enraciner cette rencontre dans les réalités propres au continent.
Les religions africaines: les grandes oubliées du Concile?
Le second panel, consacré aux religions traditionnelles africaines, a ouvert une réflexion sur l’un des grands absents de Nostra Aetate. Alors que le texte conciliaire de 1965 a marqué un tournant historique dans les relations de l’Église avec les autres religions, il demeure frappant que les traditions africaines n’y soient jamais mentionnées explicitement. Ce silence, relevé avec justesse par les panélistes, n’est pas anodin. Il traduit une hiérarchie implicite des religions que le Concile n’a pas entièrement déconstruite. Dr. Edith Kayeli, de l’université de Nairobi, a ouvert la discussion en soulignant le double mouvement de reconnaissance et de silence dans Nostra Aetate: d’une part, l’intuition d’une vérité universelle présente dans toute quête religieuse; d’autre part, la difficulté persistante à reconnaître les religions africaines comme des interlocutrices théologiques à part entière.
Le dialogue inachevé
D'autres interventions ont appelé à une relecture courageuse de Nostra Aetate dans le contexte africain, le dialogue interreligieux en Afrique restant inachevé si l’Église ne réconcilie pas son rapport à sa propre mémoire coloniale et à son regard sur les traditions du continent. Le père Dominic Tomuseni, SJ, d’Hekima University a, lui, mis en tension deux notions souvent confondues: l’inculturation et le dialogue interreligieux. Si la première cherche à exprimer la foi chrétienne à travers les symboles africains, la seconde implique une véritable rencontre entre systèmes religieux distincts. Or, a-t-il observé, l’Afrique chrétienne a souvent privilégié l’inculturation au détriment du dialogue, domestiquant les symboles africains sans vraiment écouter les traditions qui les portent.
«Soixante ans après Nostra Aetate, l’Afrique ne se contente plus d’être destinataire du dialogue. Elle en devient le laboratoire». L’enjeu est désormais d’oser une «écoute théologique» de différentes traditions religieuses, non comme folklore ou patrimoine culturel, mais comme sources de sens et de révélation.
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