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Manifestation de solidarité avec la population de Gaza au Caire ce mercredi 11 octobre 2023. Manifestation de solidarité avec la population de Gaza au Caire ce mercredi 11 octobre 2023.   (AFP or licensors) Les dossiers de Radio Vatican

L'Égypte rattrapée par le conflit israélo-palestinien

Traditionnelle médiatrice entre Israël et le Hamas, l’Égypte tient aujourd’hui l’unique ouverture terrestre sur la bande de Gaza, bombardée sans relâche depuis le 9 octobre par l’armée israélienne. Le gouvernement Sissi s’est engagé à apporter de l’aide humanitaire aux Palestiniens, mais à moins de deux mois de l’élection présidentielle, il se montre réticent à les recevoir sur son sol, pour des raisons aussi bien économiques que politiques.

Entretien réalisé par Alexandra Sirgant - Cité du Vatican 

Pour résoudre le drame humanitaire qui se joue actuellement dans la bande de Gaza, tous les regards sont tournés vers l’Égypte, unique pays frontalier à l’enclave palestinienne, à l’exception d’Israël. Le gouvernement d’Abdel Fattah al-Sissi s’est entretenu ce mercredi 11 octobre, avec le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, afin de mettre en place une stratégie pour acheminer de l’aide humanitaire aux 2,3 millions de palestiniens, actuellement privés d’eau, de nourriture, d’électricité et de soins médicaux, en raison du siège imposé par Israël. Ce jeudi, selon l’AFP, l’Égypte a reçu une première cargaison d’aide humanitaire en provenance de la Jordanie et à destination de Gaza.

Premier pays arabe à avoir reconnu l’État d’Israël en 1979, l’Égypte s’aligne depuis des années sur la politique israélienne d’encerclement de la bande de Gaza; une politique désormais difficile à défendre au vue de l’ampleur de la crise humanitaire en cours, le dernier bilan communiqué ce jeudi par le ministère de la Santé du Hamas faisant état de 1 354 morts et 6 049 bléssés à Gaza. Cependant, l'Égypte, en proie à une grave crise économique, ne veut pour l’instant pas prendre en charge les réfugiés palestiniens. Le président égyptien a affirmé ce jeudi que les habitants de la bande de Gaza devaient «rester sur leur terre». 

A deux mois de l’élection présidentielle, avancée au 10-12 décembre prochain par Abdel Fattah Al Sissi pour garantir sa réélection à un troisième mandat, le gouvernement se retrouve pris en étau entre ses alliés, notamment les Etats-Unis, qui soutiennent Israël, et sa propre population, majoritairement favorable à la cause palestinienne.

Pour analyser ce jeu d’équilibriste, dont doit faire preuve le gouvernement pour s’assurer des élections sans encombre, nous avons interviewé Eberhard Kienle, directeur de recherche au CNRS et professeur à Sciences po Paris, spécialiste du Proche-Orient.

Entretien avec Eberhard Kienle, directeur de recherche au CNRS et professeur à Sciences Po.

Quelle est la position de la population égyptienne sur le conflit en cours entre Hamas et Israël ?

On sait qu’une bonne partie du public égyptien soutient les Palestiniens. Cela ne veut pas ipso facto dire qu'il soutient nécessairement le Hamas. Il n'empêche que le Hamas est souvent considéré, en Égypte et ailleurs, comme le dernier défenseur des droits palestiniens. Donc si les conflits s'aggravent, s'il y a davantage de morts et de destructions du côté palestinien, le gouvernement égyptien ou le président Sissi seront obligés de soutenir verbalement le Hamas et peut-être d'ouvrir la frontière, de laisser entrer les Gazaouis, de faire pression sur Israël, ce qui, évidemment, dans le climat international, est très difficile à faire.

Pourquoi ce refus d’accueillir les Palestiniens fuyant la bande Gaza ?

La première réponse est une question tout à fait technique, économique et matérielle. L'Égypte a très peu de moyens et l'Égypte ne veut pas accueillir des gens qui viennent d'ailleurs. Deuxièmement, le Hamas est considéré par Sissi comme un allié des Frères musulmans. Vous vous souvenez peut être en 2013 : Sissi est d'arrivé au pouvoir par un coup d'État contre un gouvernement des Frères musulmans. [Parmi les Palestiniens de Gaza] on aurait du mal à faire le tri, probablement entre les gens qui soutiennent le Hamas et les autres qui ne le soutiennent pas. Donc la peur, du côté de Sissi, est de permettre à des Frères musulmans ou à des alliés des Frères musulmans d'entrer sur le territoire égyptien. Il y a aujourd'hui la hantise, du côté du gouvernement, que n'importe quel petit renversement de la situation pourrait profiter aux Frères musulmans.

Maintenant, si les bombardements à Gaza perdurent, si la situation humanitaire s'aggrave, il peut y avoir une pression supplémentaire sur l'Égypte d’accueillir et de soutenir humanitairement la population de Gaza. Et il y aura certainement de la part des Frères musulmans, à l'intérieur ou à l'extérieur [du pays] des appels à renoncer au traité de paix avec Israël, ce qui évidemment ne se passera pas. Mais il y aura une pression et donc la réélection de Sissi risque d’être entachée encore davantage par la répression et par des interrogations.

L’Égypte a longtemps été le médiateur traditionnel entre Israël et le Hamas. Est-ce que le pays a intérêt à jouer ce rôle aujourd’hui? Et si oui, quelle est la réelle marge de manœuvre du gouvernement actuel pour jouer ce rôle dans ce conflit?

L'Égypte essaye de jouer un rôle de puissance régionale depuis des décennies, voire depuis un bon siècle et même plus. Donc pour l'Egypte, il est important de jouer ce rôle, de montrer à sa propre population qu'elle joue toujours ce rôle. Mais le gouvernement égyptien a une marge de manœuvre relativement réduite: il doit rester dans les clous de l'accord du traité de paix avec Israël, il doit rester dans les clous avec les Etats-Unis, il est contraint par les livraisons d'armes américaines, par la dette et évidemment toutes les conditions qui viennent avec…C’est-à-dire les conditions économiques, les conditionnalités, comme on dit, qui sont posées par le FMI surtout, mais aussi finalement par les autres créanciers.

Parmi les autres créanciers, il y a les États du Golfe qui financent l'Égypte, notamment l’Arabie Saoudite. Ces pays sont pris en tenaille, exactement comme l'Égypte, c'est à dire ce sont des États dont les gouvernements cherchent maintenant à normaliser et à établir des relations économiques avec Israël. Mais en même temps, ils ont la même difficulté avec leur propre opinion publique qui est naturellement pro-palestinienne.

Si en Israël, on s'était résigné depuis longtemps à en effet faire en sorte qu’un État palestinien puisse émerger, on n'aurait pas le même problème, ni à Gaza aujourd'hui, ni évidemment dans les rapports avec les pays du Golfe qui maintenant, essaient de sauver les meubles de leurs accords avec Israël. Mais c'est actuellement très difficile.

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12 octobre 2023, 17:44