Il y a 60 ans, Jorge Mario Bergoglio entrait au noviciat jésuite
Griselda Mutual, du service hispanophone de Vatican News, a interrogé le père Arturo Sosa, supérieur général des jésuites.
Comment était la Compagnie de Jésus lors des jeunes années de Bergoglio ?
C’est une question difficile pour moi parce que j’étais un enfant de dix ans à ce moment, mais j’étudiais dans un Collège de la Compagnie à Caracas, au Venezuela. C’était un moment d’espérance car le Concile était en cours de préparation. La Compagnie de Jésus avait le même style que depuis sa restauration au XIXe siècle. Cependant, il y avait des éléments importants qui surgissaient, et qui allaient fleurir ensuite avec le Concile. Concrètement, en Europe a surgi une réflexion théologique profonde, avec une autre perspective, plus ouverte aux changements qui survenaient dans le milieu ambiant. En Amérique latine, on commençait à parler de créer des centres d’action et d’investigation sociale. Le père Janssens (Jean-Baptiste Janssens, général des jésuites de 1946 à 1964, ndr), avait invité toutes les provinces latino-américaines à créer des centres de réflexion, d’investigation et d’action sociale, et beaucoup de jeunes jésuites se sont destinés à l’étude des sciences sociales. C’était le début de l’ouverture vers ce que nous avons appelé ensuite l’inculturation, en Inde, en Afrique, en Asie. La Compagnie commençant à avoir un intérêt au sujet des racines de chaque culture.
C’était un moment dans lequel, vu de l’extérieur, il n’y avait pas beaucoup de changement, mais il y avait des efforts pour aller chercher la manière d’aborder un monde de plus en plus complexe. Ce fut le contexte de la formation du père Bergoglio, avec le Concile Vatican II et l’élection du père Arrupe. Sa vie apostolique débute précisément quand tout ceci sort vers l’extérieur et donne des fruits. En Amérique latine, le Concile fut une explosion d’espérance et l’Église a ressenti un vent fort qui a poussé à chercher de nouvelles voies pour vivre la vie chrétienne, et à être plus engagés avec le sort des peuples. C’était une période très enthousiasmante pour les jeunes jésuites de cette époque, et pour ceux qui étaient proches de la Compagnie de Jésus.
Comment expliquer la forte diminution du nombre de jésuites, de plus de 35 000 membres dans les années 1960 à environ la moitié actuellement ?
C’est une question difficile car on ne peut pas y donner une seule réponse. J’ai toujours dit que la Compagnie de Jésus, depuis ses origines, n’est pas préoccupée par le nombre mais par la qualité. Nous étions nombreux, mais la mentalité n’est pas de chercher des gens. Nous sommes préoccupés pour le maintien de la qualité des jésuites qui décident de rester dans la Compagnie, qui est née avec dix personnes, a grandi ensuite, puis fut supprimée, puis recommença à croître, tout cela dans des circonstances très distinctes. De plus, les phases de croissance et de décroissance ont été très disparates, ce n’est pas le même phénomène partout. Aujourd’hui nous sommes moins nombreux et nous serons moins nombreux dans les années à venir pour des raisons purement démographiques. Mais cette démographie indique aussi d’autres choses : par exemple, la diminution très forte est en Europe et aux États-Unis, et la croissance très forte en Afrique, en Asie du Sud et dans le Pacifique. Ceci est lié au processus très complexe de sécularisation que l’Europe a vécu, ce qui a un effet, et il y a aussi un processus démographique très distinct, c’est-à-dire que les jeunes en Europe sont moins nombreux qu’il y a 50 ans, ce qui fait que les universités s’implantent moins. Nous pouvons dire la même chose des États-Unis.
En revanche, la démographie en Amérique latine, en Afrique ou en Asie est distincte. Ce sont des continents majoritairement jeunes, avec la différence que les catholiques sont minoritaires. D’autre part, je dirais que les œuvres apostoliques que la Compagnie de Jésus tenait sous sa responsabilité quand il y avait 35 000 jésuites étaient moins nombreuses qu’aujourd’hui, car nous avons appris à collaborer. Nous avons appris que nous ne pouvons pas faire les choses seuls. Nous ne pouvons ni ne voulons les faire seuls, et nous avons appris que la Compagnie vit parce qu’elle est capable de générer d’autres dynamiques, et qu’il est possible, au lieu de tenir un collège avec 20 ou 30 jésuites, de tenir un réseau de 20 collèges avec les mêmes 30 jésuites, avec beaucoup d’autres personnes qui participent à la même mission : c’est un autre style. Pour cela aussi j’ai l’habitude de répéter que nous sommes la Compagnie de Jésus, c’est-à-dire que celui qui va s’occuper de cela, c’est le Seigneur Jésus.
Le Pape François a-t-il répondu aux attentes de la Compagnie ?
Ce n’est pas à nous de juger un Pape, moi je dirais qu’il faudrait plutôt demander au Pape François si la Compagnie a rempli les attentes du Pape ! La Compagnie de Jésus est née pour se mettre au service de l’Église à travers ce que le Pape considère comme les points sur lesquels la Compagnie peut aider le mieux la mission de l’Église. Certainement, nous avons voulu faire un effort pour appuyer ce Pape comme nous l’avions fait avec ses prédécesseurs, depuis le Concile Vatican II qui est ce point de référence si important pour nous, puisqu’il y eut une collaboration très étroite avec le Pape Paul VI, qui nous avait demandé de travailler sur les thèmes de la sécularisation, de l’expansion culturelle et de l’enracinement dans d’autres cultures. De la même façon, durant le long pontificat de Jean-Paul II, la Compagnie a cherché à aider le plus possible cette vision plus missionnaire que Jean-Paul voulait donner à l’Église, et, évidemment, avec le Pape François, nous nous sentons appelés à appuyer cette ligne sur laquelle il a insisté tellement, qui est très présente dans le cœur des jésuites, qui est le thème du discernement. Il a insisté sur le fait que l’Église doit être capable de discerner la façon dont Dieu agit dans l’histoire, et comment nous pouvons accompagner ce processus. Il nous l’a dit lors de la Congrégation générale, pour que nous puissions contribuer à la vie d’une Église avec une meilleure capacité de discernement, plus synodale, plus capable de chercher les orientations d’aujourd’hui, avec une meilleure intégration de l’Église dans ce processus.
Cela rend évident le fait que nous sommes devant un Pape jésuite ?
Ce thème est clé : je crois que le Pape se caractérise par cette liberté qui rend possible le discernement, qui est un élément central de la spiritualité ignacienne que les jésuites essaient de vivre. Son insistance sur la prière, sur le fait d’être vraiment proche de la personne de Jésus, ce n’est pas seulement une spécificité jésuite, tout chrétien est appelé à le faire, mais il y a une façon de faire très spécifique qui est orientée par sa formation dans la Compagnie. Aussi son extraordinaire sensibilité sociale, il a cela dans la peau, et c’est aussi quelque chose qui a été développé par la Compagnie depuis les débuts et surtout depuis le Concile, avec cette articulation entre la promotion de la foi et la lutte pour la justice sociale, le dialogue avec toutes les cultures, l’ouverture au monde. Le Pape se caractérise par le fait d’être l’une des rares figures mondiales qui prennne vraiment en compte le monde d’une façon très large et qui prenne en considération surtout les gens et les peuples qui souffrent le plus, et la souffrance de la planète. Je crois que dans le fait d’avoir pris cette ligne de défense de la nature et de la biodiversité de la planète, quitte à déplaire à certains, il se montre personnellement en continuité avec ce que la Compagnie a essayé de faire durant les 50 dernières années.
Le Saint-Père, dans ses voyages apostoliques, réserve habituellement un espace pour rencontrer ses frères membres de la Compagnie de Jésus. Il a encore aujourd’hui un lien spécial avec eux ?
Cette interview est l’occasion de rappeler les 60 ans de son entrée au noviciat et ceci crée un lien auquel il a toujours beaucoup tenu, en tant qu’évêque et maintenant en tant que Pape. Cette ambiance familiale est là et cela nous fait tous du bien. Les fois où je l’ai rencontré avec des groupes de jésuites, j’ai noté que cela lui faisait du bien de se retrouver au milieu de ses frères jésuites. Et pour nous aussi c’est une bénédiction d’avoir un frère qui accomplit cette fonction si importante dans l’Église, et qui n’est pas facile dans ce moment de l’histoire. C’est une manière de reconnaître qu’il existe un lien et une manière de nous dire mutuellement que nous comptons les uns pour les autres. Nous en profitons, puisque quand on se réunit avec la famille, c’est toujours très savoureux !
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