Le Pape et le Grand rabbin de Rome, le 28 octobre 2025. Le Pape et le Grand rabbin de Rome, le 28 octobre 2025.  (ANSA)

60 ans de Nostra Aetate: de l'antijudaïme à la fraternité

Le 28 octobre 1965, Paul VI apposait sa signature à la déclaration Nostra Aetate adoptée par les pères du concile Vatican II. Ce texte majeur a redéfini le rapport du christianisme et de l’Église aux religions non-chrétiennes, notamment le judaïsme. C'est le fruit d'un processus amorcé après la Seconde Guerre mondiale et qui ne cesse d'être réactualisé. Entretien avec Olivier Rota, professeur en histoire de l’Église à l’Université catholique de Lille, spécialiste des relations avec les juifs.

Marie Duhamel – Cité du Vatican

La déclaration Nostra Aetate marque un véritable tournant dans les relations entre juifs et catholiques. Après des siècles d’antijudaïsme, l’Église est invitée à construire un dialogue fraternel avec les juifs, porté par une estime mutuelle. Entretien avec Olivier Rota, professeur en histoire de l’Église à l’Université catholique de Lille, spécialiste des relations avec les juifs.

Quel regard portait l’Église avant Nostra Aetate sur le peuple juif et qu’est-ce qui a amené à envisager un tel texte?

L'Église, de manière générale, a produit un antijudaïsme qui a amené à des événements graves surtout à partir de la première croisade, à partir de la fin du XIᵉ siècle. Cela s'est traduit pendant la période médiévale en massacres ou, pendant la période moderne, en enfermement des Juifs dans l'Europe occidentale dans ce qu'on appelle des ghettos. Ils en ont été libérés entre la Révolution française et 1870, pour le dernier ghetto à Rome. Alors ces Juifs sont rentrés dans les nations européennes, mais cela a suscité de l'antisémitisme. Problème, à l'antijudaïsme classique de l'Église, s'est ajouté une dimension raciale qu'on repère d'ailleurs assez vite, déjà au tournant du XXᵉ siècle, avec une certaine porosité dans les années 30, notamment par rapport à l'antisémitisme racial nouveau qui apparaît. Selon les pays, on voit des catholiques se montrer sensibles aux nouvelles thèses raciale, antijuive et antisémite. Pendant la Seconde Guerre mondiale, le Pape Pie XII reste silencieux sur cette question-là et, peut être plus grave, il ne se prononce pas contre l'antisémitisme au sortir de la Seconde Guerre en dépit d'un certain nombre d'appels, venant par exemple en France de François Mauriac ou Jacques Maritain entre autres.

Finalement, ce n’est que vingt ans plus tard, avec le Concile Vatican II, que l’Église se pose la question d'une parole forte contre l'antisémitisme.

La Shoah a donc joué un rôle majeur dans ce changement de perspective?

Oui, il y a une prise de conscience et un changement de perspective. Première chose, jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, les Juifs étaient perçus comme étant forts, dominateurs, manipulateurs. Les clichés classiques de l'antisémitisme. Il y a toute une littérature qui présente ces Juifs comme manipulant les nations. Or, au moment de la Seconde Guerre mondiale, avec l'extermination massive des Juifs, on se rend compte que ces Juifs ont été faibles, et qu’ils n'ont pas su se défendre. La puissance qu'on leur prêtait relevait clairement d'un fantasme.

Alors dans le monde catholique, certains – et on est vraiment dans une minorité, prennent conscience qu'il faut réagir, qu'il faut aussi relire les traditions antijuive de l'Église afin d'y débusquer effectivement ce qui est de l'ordre de l'antisémitisme.

Qu’est-ce qui a conduit le Vatican à s’emparer du sujet dans les années 60? Peut-on revenir sur la rencontre de Jean XXIII et Jules Isaac?

Jules Isaac est le cofondateur de l'amitié judéo-chrétienne en France qu'en 1948. En 1960, il fait la démarche de venir à Rome pour rencontrer le Pape Jean XXIII. Il lui présente un mémorandum en espérant effectivement déclencher une parole, une prise de parole de l'Église. Jean XXIII lui a assuré que quelque chose sera dit au terme de l'audience. Et dans les faits, cette rencontre a déclenché la production d'un texte, qui dans un premier temps devait s'appeler Sur les Juifs, dont on ne savait pas d'ailleurs trop quoi faire. On a imaginé l'insérer dans un texte sur l’œcuménisme, parce qu'après tout, le schisme entre juifs et chrétiens est le premier schisme. Mais les personnes travaillant sur l’œcuménisme étaient en désaccord, comme certains juifs, qui ne souhaitaient pas que ce texte figure dans un texte traitant de l'unité des chrétiens. De fil en aiguille, est né un texte plus large. Une déclaration sur les religions non chrétiennes a été mise au point. Il y a eu plusieurs étapes. Un premier texte a été proposé, discuté. On en a enlevé un certain nombre de points qui étaient jugés non consensuels. Et finalement, c'est donc cette déclaration, Nostra Aetate, qui comporte cinq paragraphes, qui a été mise au point, dont un paragraphe porte sur la relation aux Juifs, avec des éléments vraiment nouveaux.

Juifs et catholiques s’accordent à parler d’un tournant majeur? Pourquoi?  

Tout d’abord, il faut se souvenir que ce concile voulu par Jean XXIII est le 21ᵉ concile de l'Église catholique, et c'est le seul qui ne porte aucun anathème. Avec Vatican II, l’Église porte un regard positif sur le monde, sur ses relations au monde et Nostra Aetate s'inscrit dans cette dynamique. Ensuite, Nostra Aetate invite les chrétiens à porter un regard d'estime sur les Juifs. C'est la première fois qu'on a, dans un texte conciliaire, une invitation à l’estime mutuelle ici entre juifs et chrétiens. S’y trouve aussi une déclaration d'ordre théologique, puisqu’on indique immédiatement que c'est en scrutant les mystères de l'Église qu'on rencontre les Juifs et qu’il y a un patrimoine commun, spirituel, entre juifs et chrétiens. On déplore aussi l'antisémitisme. Pour l'époque, ce texte est fort, d’autant que l'Église avait été assez silencieuse sur la question de ses relations avec le judaïsme… sauf si l’on considère les textes nécessairement négatifs au Moyen-âge. Là c’est une déclaration qui voit positivement le judaïsme et qui appelle à un changement d'attitude parmi les chrétiens.

Ce texte établit qu'on ne peut plus imputer au peuple juif la responsabilité de la mort du Christ?

Effectivement, il est dit qu’à la lecture des textes de l'Église, on ne peut pas l’attribuer aux juifs. Néanmoins le mot “déicide”, qui était prévu à l'origine pour figurer dans Nostra Aetate, a été retiré, très certainement parce que certains pères conciliaires ont jugé que ce terme n’était pas encore recevable. On peut l'imaginer. Et du côté du cardinal Bea, qui fut le grand chef d'orchestre de ce texte, il a expliqué que ce terme “déicide” est absurde en soi, car on ne tue pas Dieu. En outre, il était clair pour lui que ce n'est pas de tradition chrétienne que d'attribuer la mort du Christ, donc la responsabilité de la mort du Christ aux Juifs. Il s’agit d’un rappel implicite. Dans le catéchisme du Concile de Trente, Il est dit explicitement que la mort du Christ est due aux péchés des chrétiens.

Comment ce texte a été reçu et qu’elle fut sa mise en application?

La première tentative de dialogue date de 1936 et elle a eu lieu à Paris après la Seconde Guerre mondiale. Des rencontres sont organisées par l'amitié judéo-chrétienne, mais on ne les qualifie pas de “dialogue”. Ce mot apparaît à partir de Nostra Aetate.

Concernant la réception du texte, je dirai que tout dépend des évêques. C'est vraiment une question de sensibilité. En France, plusieurs s'emparent assez rapidement de la question. Un texte va d’ailleurs être produit en 1973 par le comité épiscopal pour les relations avec le judaïsme, intitulé Les orientations pastorales. Un texte tout à fait audacieux pour l'époque.

Du côté juif, il ne faut pas en attendre trop. Je dirai que la majorité des juifs témoigne d’une certaine indifférence tout à fait compréhensible, ou alors on salue effectivement le fait que le Concile ait eu une parole contre l'antisémitisme.

Du côté des élites, ceux qui sont en contact avec les chrétiens, ont une certaine méfiance parce qu'on se dit tiens, on veut nous promouvoir une relation de dialogue, mais qu'est-ce qu'on entend par là? Un dialogue théologique? N’est-ce pas une sorte de disputatio, une sorte de dialectique telle qu'on la menait à l'époque médiévale et qui servait à l'époque médiévale à convertir les juifs? Malgré la méfiance, des rencontres se font, des amitiés naissent. Tout passe par la rencontre personnelle.

Et le grand test de la période qui suit Nostra Aetate, selon moi, c'est l'affaire du Carmel d'Auschwitz, qui va se conclure en 1993 quand le Pape Jean-Paul II va prier des carmélites installées dans le camp de déménager, tout simplement parce que leur position au cœur d'un camp d'extermination posait problème aux yeux des Juifs qui y voyaient la tentative de christianiser la Shoah. En 1993, les Juifs ont compris que les chrétiens avaient effectivement changé parce qu'ils étaient capables de prendre ce type d'initiatives. Cela a marqué un tournant.

Enfin, dernier point en suspens, il fallait absolument résoudre la question de la mission aux Juifs. Ce dialogue était-il en effet une manière de mener la mission en direction des juifs? On sait que dans les milieux missionnaires, il y a eu parfois une ambiguïté sur ce qu'on entendait par dialogue, à savoir quelque chose qui est utilisé comme une technique pour produire de la rencontre et évangéliser. Or, en 2015, nous avons un texte du conseil pontifical pour la Promotion de l'unité des chrétiens qui dit explicitement que l'Église catholique ne mène aucune mission institutionnelle en direction des Juifs. C'était vraiment la grande attente côté juif, à savoir effectivement une parole sur la question de la mission les concernant.

Certains estiment que le dialogue s'est un peu épuisé. Le 7 octobre 2023 l’a davantage malmené. Comment peut-on aujourd'hui se projeter dans une plus grande fraternité?

Le mot “fraternité” est important. C'est le titre du cinquième paragraphe de Nostra Aetate. La dimension de fraternité universelle est ce qui justifie la promulgation de la déclaration. Donc c'est vraiment la perspective pour l'Église catholique, de promouvoir notamment par de bonnes relations avec les religions non-chrétiennes et le judaïsme, cette fraternité universelle.

Aujourd'hui, nous sommes confrontés à deux difficultés. Il y a une difficulté contextuelle. Ceux qui s'intéressent au dialogue judéo-chrétien sont des personnes qui souvent aujourd'hui oscillent entre 60 et 80 ans. Il s’agit d’une génération qui a connu le Concile ou un fort engagement dans le sillage du Concile, dans les amitiés judéo-chrétiennes ou dans des formes de rencontres, d'amitié. Or, cette génération est en train de disparaître et elle n'a pas été remplacée. Il y a une très grande difficulté à intéresser les plus jeunes à cette question de dialogue entre juifs et chrétiens, comme si effectivement, tout avait été dit ou tout avait été fait. Or, ce n'est pas le cas.

Et puis effectivement, il y a cette grande épine du 7-Octobre, parce qu'on vit à nouveau une période de méfiance, d'incompréhension due au fait que, côté chrétien - là il ne faut pas parler que de l'Église catholique, les Églises dans leurs différentes sensibilités ont montré assez peu d'intérêt pour la position juive, pour ce que tout ce qui a été ressenti côté juif. Du travail de terrain et du travail d'amitié reste à faire, pour montrer aux Juifs que nous nous intéressons à leur sort, à ce qu'ils pensent, à leur fragilité et puis aussi cette grande fragilité que l'on ressent de l'État d'Israël. Parce qu'au-delà, des exactions commises ces deux dernières années, il existe un État tout à fait légitime. Or, on sent que cette légitimité de plus en plus est attaquée, et les Juifs sont assez sensibles au fait que l'on soutienne cette légitimité.

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30 octobre 2025, 15:04