Dilexi te: «Les pauvres nous apprennent l'espérance»
Olivier Bonnel – Cité du Vatican
Dilexi te est une exhortation au «peuple de Dieu» afin qu’il s’élève contre les «structures d’injustice», en se mettant au service du prochain, solidement ancré dans l’Évangile. L’attention aux pauvres est une manière directe de questionner notre lien à Dieu, rappelle surtout cette exhortation. «Nous ne sommes pas dans le domaine de la bienfaisance, mais dans celui de la Révélation: le contact avec ceux qui n’ont ni pouvoir ni grandeur est une manière fondamentale de rencontrer le Seigneur de l’histoire. À travers les pauvres, Il a encore quelque chose à nous dire», peut-ton lire au début de ce texte. Que dit Dieu à travers les pauvres que nous aurions tendance à oublier? C’est la question que nous avons posée au frère Frédéric-Marie Le Méhauté, ministre provincial de la province franciscaine de France et Belgique, venu à Rome présenter ce document.
Cette exhortation apostolique est un texte qui avait été amorcé sous le pontificat du Pape François, mais qui est signé par le Pape Léon XIV. Quelle est la trace de l’un et de l’autre dans ce texte?
Il est intéressant, précisément, de noter qu’on a du mal à distinguer la patte de l’un et celle de l’autre. Evidemment, beaucoup de citations du Pape François sont reprises du document précédent, mais je trouve qu’il y a une grande cohérence dans le nouveau document. On n’a pas affaire à un document patchwork contenant une petite pastille de François et une petite pastille de Léon ; on sent vraiment une grande cohérence, signe d’un document pleinement assumé tant par l’un que par l’autre, parce qu’il est pleinement assumé par le Magistère de l’Eglise.
Nous ne sommes pas dans le domaine de la bienfaisance, mais dans celui de la Révélation. Je lis un extrait: «Le contact avec ceux qui n’ont ni pouvoir ni grandeur est une manière fondamentale de rencontrer le Seigneur de l’histoire à travers les pauvres. Il y a encore quelque chose à nous dire». Qu’est-ce que le Seigneur nous dit à travers les pauvres que nous aurions tendance à oublier?
C’est toute la question. Le Pape François parlait d’une mystérieuse sagesse des plus pauvres. L’Évangile dit «ce que tu as caché aux sages et aux savants, tu l’as révélé aux tout petits». Difficile de dire ce qui est caché et ce qui est révélé aux uns et aux autres. Je pense que c’est surtout une question relationnelle: le critère de la vérité n’est pas à rechercher dans l’adéquation à un dogme, mais il se trouve dans la relation à des visages et en particulier à ceux des plus pauvres. C’est cela que pointe le document, cet effet de révélation qui nous dit que la pratique de la charité, ça n’est pas simplement une conséquence de notre foi; c’est dans la rencontre même avec les plus pauvres que nous connaissons le visage du vrai Dieu. Ce critère de la vérité qu’est la rencontre avec les plus pauvres se retrouve vraiment dans toute l’exhortation apostolique.
En effet, on sent une dynamique qui est justement dans ce rapport à des visages. Il y a beaucoup de références évidemment aux pauvres dans la tradition, dans les Écritures, les Pères de l’Église, les grands saints. Dieu choisit les pauvres lui aussi —c’est d’ailleurs le thème du deuxième chapitre: est-ce une invitation à redécouvrir les Béatitudes?
Certainement. Les plus pauvres sont maîtres en Béatitudes. Nous sommes invités à nous laisser déplacer, pour voir le monde à partir de leur regard. Si l’on n’est pas dans ce lieu d’ancrage, de résonance, ce lieu vital, existentiel, on ne peut pas comprendre la Révélation. Une expression affirme que les pauvres sont maîtres d’Évangile. Dans mon expérience avec des groupes de personnes qui vivent en précarité, je suis toujours frappé: quand elles regardent Jésus en croix, elles s’identifient totalement à Lui et elles comprennent la croix non pas à partir de réflexions intellectuelles mais à partir de leur propre expérience. Cet effet d’actualisation du Mystère pascal dans la vie des plus pauvres est tout à fait fascinant. Il est le cœur de cette mystérieuse sagesse qu’est la vie des plus pauvres.
Il y aurait donc quelque chose de presque intuitif chez ces pauvres, chez ces gens précaires, quand ils voient le Christ en croix, de se sentir rejoints à travers leur pauvreté?
Exactement. Il sont rejoints, tout à coup. C’est le titre de de l’exhortation apostolique, «Je t’ai aimé». Tout à coup, le Christ en Croix rejoint dans leur souffrance les pauvres, les nombreuses personnes qui disent «moi aussi on m’a craché dessus, moi aussi je suis tombé, moi aussi j’ai été humilié». Parce que Jésus sur la Croix pardonne, ouvre le Paradis au bon larron, continue d’aimer. En fait, en regardant Jésus en Croix, les pauvres entendent «Je t’ai aimé».
Les Pères de l’Église disaient que les pauvres sont un moyen privilégié d’accéder à Dieu. C’est aussi ce que l’on lit dans cette exhortation apostolique. En quoi le service aux pauvres est-il une expression concrète de la foi dans le Dieu incarné, dans le Verbe incarné?
Pour celui qui ne connaît pas l’expérience de la grande précarité, l’incarnation est toujours en cours. Je ne sais pas ce que c’est que vivre sous un pont, avoir faim et soif, ressentir de la honte en tendant la main et subir le regard des gens qui me dévisagent. C’est là où les plus pauvres nous ouvrent un chemin, parce qu’ils se tiennent sur des marges existentielles d’où ils nous appellent en nous disant que Dieu est venu jusqu’ici. Dieu nous rejoint tous parce qu’il a été au bout de l’humanité.
Vous êtes moine franciscain, et avez choisi une forme de pauvreté à travers votre vocation religieuse. Il est question dans l’exhortation apostolique de ces ordres né au Moyen-Âge, à la suite de saint François et d’autres fondateurs d’ordres mendiants. Dans quelle mesure votre pauvreté choisie est-elle différente de la pauvreté subie dont vous êtes aussi témoin privilégié?
Je reste très marqué par l'une de mes premières expériences quand j’ai rencontré des personnes du quart-monde dans la région toulousaine. Je me présente en expliquant que je suis religieux et, à la fin de la rencontre, quelqu’un vient me voir et me demande ce qu’est un religieux. Fraîchement sorti du noviciat, je lui explique que c’est quelqu’un qui a fait vœu de chasteté, d’obéissance et de pauvreté. Et je revois cet homme me prendre le cou avec une grosse main, me rapprocher de son visage et me dire: ne me parle pas de pauvreté, parce que tu ne sais pas ce que c’est. Cela m’a beaucoup marqué. Il faut vraiment différencier notre pauvreté choisie. De quoi suis-je vraiment pauvre? J’ai des frères, j’ai des personnes qui m’aiment, j’ai ce qu’il faut pour me vêtir, pour manger. En tout cas je ne suis pas pauvre au même titre que ceux qui vivent dans la rue. Dans l’exhortation apostolique, le Pape dit: «J’adresse mes sincères remerciements à tous ceux qui ont choisi de vivre parmi les pauvres: ceux qui ne se contentent pas de leur rendre visite de temps en temps, mais qui vivent avec eux et comme eux». Je dois m’interroger sur la manière dont la «pauvreté» que j’ai choisie finalement est un moyen de rencontre des personnes qui n’ont pas choisi ce mode de vie. Nous pouvons vivre la pauvreté comme une sorte d’exploit sportif, en n’allumant pas le chauffage l’hiver, en dormant sur une planche, mais je ne veux surtout pas décourager celles et ceux qui voudraient pratiquer cette ascèse-là. Mais comment cette pratique rejoint ceux qui, encore une fois, dorment dans la rue, sous les ponts, etc.
Dilexi te rappelle aussi en quoi les pauvres nous évangélisent. Est-ce en rendant visible une fragilité envers laquelle on détourne trop souvent le regard ou cela va-t-il plus loin? Comment analysez-vous cette évangélisation de la part des pauvres?
L’évangélisation par les pauvres —c’est-à-dire de nous par eux— vient d’abord d’une lecture originale des Écritures saintes. Les pauvres mettent des accents différents dans la lecture de la Parole: ils sont attentifs à certains aspects, à la relation de Jésus avec les plus pauvres évidemment, et ils vont la rendre réelle. C’est le premier effet. Le deuxième effet concerne l’incarnation, c’est-à-dire au niveau anthropologique. Les pauvres nous aident à aller jusqu’au bout d’une anthropologie, comme le Christ a été jusqu’au bout de l’humanité. Quand on dit que Dieu s’est fait homme jusqu’au bout, je pense que personne ne peut comprendre ce «jusqu’au bout» mieux que les plus pauvres, ceux qui sont obligés de le vivre.
Dans cette exhortation apostolique, Léon XIV, à la suite de François, parle aussi des migrants ou des prisonniers, qui sont évidemment d’autres formes de pauvreté que l’on dissocie peut-être un peu vite de la pauvreté matérielle. Etait-ce important de le voir écrit dans ce texte?
Dans tous les groupes humains, il va toujours y avoir un plus pauvre que soi, même dans nos groupes de partage de la Parole avec des personnes en précarité. Ceux qui y participent sont déjà dans un réseau relationnel, par conséquent, d’une certaine manière, ils ne sont déjà plus les plus pauvres. Donc, encore une fois, comment rejoindre les plus pauvres? Comment rester toujours «intranquilles» face à l’existence d’hommes et de femmes qui vivent dans des conditions de vie abominables? Ce mouvement-là me semble très important, il nous fait sortir des catégories sociales, il introduit justement un mouvement, une direction, une espérance.
Dilexi te paraît en 2025, année du Jubilé de l’espérance. Une année où Dieu dit «Je t’ai aimé» à chaque pèlerin qui passe une Porte sainte. Selon vous, est-ce un texte éminemment jubilaire?
Je crois que l’espérance est vraiment, encore une fois, le mot central. Qu’est-ce qu’on apprend auprès des pauvres? L’espérance. Les plus pauvres sont ceux qui n’ont pas de réserve au frigo, pas de lieu alternatif où se reposer. Et quand on est à terre, ne reste plus que l’espérance. C’est une phrase que j’entends beaucoup quand je discute avec les personnes en précarité. Cela signifie que l’on n’a plus d’autre choix que de faire confiance à Dieu qui nous dit que, à un moment donné, il va agir. Et c’est là que ce Jubilé de l’espérance vécu à partir des plus pauvres peut être une espérance pour tous. Quand on parle d’«option préférentielle pour les pauvres», il ne faut jamais oublier que Dieu donne le Salut à tous, mais —c’est dans l’exhortation— d’abord aux pauvres. C’est-à-dire que c’est d’abord par eux que le Salut nous advient. Cela nous oblige à reconsidérer toutes nos catégories, nos concepts théologiques, à partir de de la relation avec les plus pauvres.
Vous qui accompagnez depuis longtemps des personnes pauvres, en précarité, en quoi cette exhortation apostolique vous a peut-être bousculé?
Ce qui m’a bousculé, c’est l’invitation adressée à tous les chrétiens à ne pas seulement rejoindre les pauvres de temps en temps, mais à vivre avec eux et comme eux. Il y a une radicalité dans cette invitation que je trouve à la fois magnifique et terrifiante. Cette idée de construire à partir du plus pauvre est à mes yeux très importante. Si l’on construit à partir du fort, on va avoir une logique d’inclusion petit à petit et on va aller chercher les plus pauvres aux marges, aux périphéries. Mais en fait, il y en aura toujours qui seront encore plus pauvres, plus éloignés, et que l’on n’arrivera pas à atteindre. Si l’on change de logique et que l’on dit «il faut construire tout à partir de celui qui est le plus éloigné», à ce moment-là on pourra réellement rejoindre tout le monde. C’est parce que l’on va chercher le plus éloigné que l'on va pouvoir inclure tout le monde. Il est nécessaire de changer de paradigme.
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