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Le portrait du Pape érigé dans les rues de l'est de Beyrouth, la capitale libanaise qui accueille Léon XIV du 30 novembre au 2 décembre 2025. Le portrait du Pape érigé dans les rues de l'est de Beyrouth, la capitale libanaise qui accueille Léon XIV du 30 novembre au 2 décembre 2025.  (AFP or licensors)

Léon XIV au Proche-Orient, une visite temporelle et spirituelle stratégique

Neuf discours et deux homélies dans les huit villes visitées en Turquie et au Liban, autant de gestes posés et d'images captées, permettront de décrypter la pensée du nouveau Pape pour cette région levantine et orientale lacérée de crises. Au seuil de l'Avent, en cette fin d'année du Jubilé de l'espérance, le Successeur de Pierre se rend pendant cinq jours aux portes de la Terre Sainte pour consolider les liens entre chrétiens face aux défis existentiels qui les guettent.

Entretien réalisé par Delphine Allaire - Cité du Vatican 

Des rives du Bosphore au front de mer du port de Beyrouth, le Pape américano-péruvien, élu sur le trône de Pierre il y a un peu plus de six mois, a choisi la Turquie et le Liban comme première destination. Un voyage au plus près des racines de l’Orient chrétien, placé sous le signe de la paix et de l’unité. À Nicée, pour les 1 700 ans du Ier concile œcuménique ce vendredi, acmé de l’étape turque, l’évêque de Rome et le patriarche de Constantinople accompliront un geste fort d’unité dans la foi. La lettre apostolique In unitate fidei parue dimanche dernier en témoigne. Puis, le Pape s’approchera au plus près de la Terre Sainte, en atterrissant dimanche à 300 kilomètres de Jérusalem à Beyrouth. Dans la capitale du Liban, terre bien-aimée des Papes et de l’Église, Léon XIV vient en pasteur, soutenir les chrétiens éprouvés, et comme Souverain pontife poser un acte de paix pour toute la région. Entretien avec le théologien et philosophe franco-libanais Antoine Fleyfel, directeur de l'Institut chrétiens d'Orient, ouvert depuis cinq ans à Paris, sur la portée et le symbole d'une telle visite.

Comment lisez vous le choix de ces deux pays comme premier voyage apostolique ?

Ce voyage est principalement dirigé vers le Liban. Le Pape se rend à Nicée mais c’est une visite qui était prévue, à une date bien précise. Cette venue revêt donc un caractère principalement dogmatique relevant de l'histoire de l'Église et de son enseignement. Le choix du Liban est délibéré. C'est la première visite accomplie de manière intentionnelle, créée selon les circonstances, pour deux raisons.

La première raison est de souligner l'intérêt du Saint-Siège pour la stabilité dans la région, une région dans laquelle les guerres se succèdent, de la Syrie à l'Irak, à Israël-Palestine, les troubles politiques et économiques qu'il y a dans plusieurs pays aussi, dont l'Égypte et le Liban qui connaît une situation de guerre. C'est donc la volonté du Saint-Siège d'œuvrer au sein de ce Proche-Orient afin de proposer des solutions de paix à travers le dialogue, les gestes pastoraux et les prises de position de la diplomatie vaticane.

La seconde raison est l'intérêt particulier nourri par le Saint-Siège pour le Liban. Cet intérêt n'a rien de nouveau. Le Pape François projetait de venir au Liban, mais n'y est pas venu parce qu'il attendait la stabilité au Liban, l'élection d'un président de la République et la fin des hostilités. Cet intérêt était manifeste chez Benoît XVI et, avant lui, chez Jean-Paul II. N'oublions pas l'exhortation apostolique pour le Liban qu’il a remise aux Églises au mois de mai 1997.

 

Quelles sont les origines du lien particulier unissant le Liban au Siège apostolique ?

Le Liban a une histoire très ancienne avec le Saint-Siège, on peut remonter au XVIe siècle, à la création du Collège maronite. Mais on peut même au delà du XVIe siècle, revenir à la période des croisades et la période post croisée avec la protection des Lieux saints. Le Liban est très important car le Saint-Siège y a œuvré sur le plan de l'éducation et sur le plan du soutien des Églises orientales catholiques, et à leur tête l'Église maronite, mais aussi les autres Églises qui jouent un rôle important.

C'est une histoire liée à la construction sociale, à la construction des identités, à l'ouverture des Orientaux à l'Occident et, ensuite, à la création d'un peuple et d'un pays. Je parle du Liban, que ce soit dans sa forme qu'il avait durant la seconde moitié du XIXe siècle ou après, avec la création du Grand Liban et de l'indépendance. C'est le seul pays arabe qui a à sa tête un chrétien. Un chrétien qui, d'autant plus, est catholique parce qu’il est obligatoirement maronite selon la Constitution. Deux chrétiens sur trois au Liban sont maronites.

Le Liban revêt aussi pour le Saint-Siège une importance stratégique, parce que c'est le seul pays arabe dans cet Orient démographiquement majoritairement musulman, où les catholiques ont un rôle à jouer. Un rôle qui n'est pas seulement pastoral, mais un rôle éducatif, politique et civilisationnel. Car le Liban est un pays qui a principalement été créé pour les maronites, et par eux, avec le soutien de la France. Toutes ces raisons font que cette visite manifeste un caractère symbolique très fort, mais aussi une dimension politique et géopolitique qui montre l'implication du Saint-Siège pour le processus de paix dans la région, en mettant l'accent sur le Liban.

Et bien sûr, c'est une visite pastorale. À chaque fois qu'un Pape vient au Liban, il apporte un soutien considérable aux populations chrétiennes, des populations qui vivent des situations complexes, difficiles. Parce que même si au Liban, la guerre est principalement contre le Hezbollah, dans le Sud, il y a aussi des villages chrétiens. Et de toute façon, quand les chiites vont mal, les chrétiens vont aussi mal parce que c'est la solidarité du pays et parce que la situation économique et la conjoncture actuelle font que ces chrétiens, nostalgiques du pouvoir qu'ils avaient avant la fin de la guerre libanaise, ne trouvent pas vraiment leur place comme ils le souhaiteraient dans ce pays. D'où l'importance de cette visite qui vient donner un élan sur ces plans spirituels et temporels.

Pourquoi l'œcuménisme est-il central dans ce voyage ? Comment faire l'unité dans cet Orient chrétien assailli de défis ?

La question de l’œcuménisme en Orient n'est pas secondaire dans la vie des Églises ou dans la vie de la théologie. Les Églises orientales sont très nombreuses. Rien qu'au Liban, il y a douze Églises différentes, de tradition catholique, orthodoxes, orientales et protestantes, et même des Églises des deux conciles, l'Église assyrienne. La densité œcuménique et les événements du Proche-Orient montrent à quel point l'unité des chrétiens, pour faire face aux défis existentiels qui les entourent, est nécessaire. On ne peut plus se mettre dans les postures d'il y a un siècle de condamnation des autres communautés parce qu'elles ne sont pas dans l'orthodoxie de la foi. Il y a eu depuis le Concile Vatican II et la rencontre entre le Pape Paul VI et le patriarche œcuménique Athénagoras un tournant.

Cette question œcuménique est pour les chrétiens en Orient, une question de mort et de vie, parce que s'ils ne sont pas unis, ils ne pourront pas, chacun tout seul ou chacune de ces communautés toutes seules, affronter les dangers qui les guettent.

Deuxièmement, l'Orient chrétien. L'Orient, ce lieu d'où le christianisme a émergé, est un lieu qui a la responsabilité théologique de désirer et d'œuvrer pour l'unité chrétienne. C'est un impératif théologique. Cela découle aussi du travail œcuménique entrepris depuis le début du XXe siècle. La venue du Pape Léon vient confirmer cet élan œcuménique dans lequel les Églises catholiques orientales sont impliquées.

La visite de Pierre au Liban, c'est Pierre qui vient rendre visite à un pays et en rendant visite aux chrétiens, vient retrouver tous les chrétiens. Nous espérons que cette visite redynamise l’œcuménisme en Orient, parce que c'est une vision stratégique, spirituelle, mystique, théologique, que les Églises doivent porter dans leurs actions et dans leur présence les unes avec les autres sur cette terre où elles sont appelés à rendre témoignage du Christ auprès des musulmans et des juifs. Par leur exemple et par leur manière d'être.

Quelle est sur place, en Turquie et au Liban, le visage quotidien et incarné de cet oecuménisme?

Il faut distinguer le dialogue œcuménique qui a ses principes, ses achèvements et ses failles, d'un œcuménisme vécu. La proximité géographique des communautés est tellement étroite qu’un œcuménisme de fait s'impose dans ces sociétés. Les paroisses se jouxtent, maronites, grecque-orthodoxes, grecque-catholiques, syriaques, arméniennes, protestantes. Dans un espace parfois d’à peine un kilomètre carré, quasiment toutes les Églises de l'Orient représentées. Les chrétiens sont mélangés à l'école, au travail, dans les familles, dans les groupes d'amis. Je peux vous donner un exemple très concret qui est le mien: je suis maronite, donc catholique, mais ma grand mère est orthodoxe. Quand j'étais petit, elle m'avait voué à la Vierge Marie, donc elle m’a baptisé chez les orthodoxes en Syrie. Je suis maronite, mon engagement ecclésial est dans l'Église maronite mais j'ai cette dimension orthodoxe qui fait partie de mon héritage. À côté de notre maison, il y avait une église protestante où j'étais aux scouts et donc les protestants sont aussi mes amis, mes frères avec lesquels j'ai grandi. L’oecuménisme de fait est là.

Parler des Églises différentes dans un langage confessionnel, dans un langage exclusif, en disant «eux sont les autres et nous nous sommes nous, nous sommes les bons, eux ne sont pas aussi bons que nous», est un discours rejeté par les gens. C'est un discours qui a existé dans le temps. Néanmoins, aujourd'hui, les gens refusent de tenir ces discours parce qu'ils considèrent que, bien sûr, chaque Église a sa propre richesse, son propre héritage et ses propres principes, mais que le Christ est celui qui unit toutes ces Églises et que c'est vers lui qu'elles doivent regarder.

Quel signe d'attention à la préservation des droits des chrétiens d'Orient accorde ce voyage apostolique ?

Toute la politique du Saint-Siège va dans ce sens, c'est une lignée permanente. Nous avons toute la lecture historique actuelle sur les croisades, et les croisades ne sont pas seulement des mouvements religieux, mais représentant des intérêts politiques et économiques. Disons que la préservation des lieux saints et des chrétiens en Orient fait partie des justifications théologiques des croisades.

Cela va dans ce sens parce que cela fait partie de la mission de l'Église et du témoignage que les chrétiens ont à rendre. Ce n'est pas seulement une question de calcul géopolitique mais principalement une question de témoignage chrétien. Ce qu’apporte les chrétiens à la terre d'Orient. C'est pour cela que Pierre vient soutenir ces frères d'Orient, pour leur dire: “Restez là, parce que notre rôle de chrétien, c'est de témoigner du Christ”.

Bien sûr, la dimension géopolitique est présente avec la préservation de ces États, de leur stabilité, de leur diversité, afin notamment d'œuvrer pour l'intérêt des différentes communautés chrétiennes qui y vivent des situations plus ou moins difficiles selon les pays, que ce soit l’Irak, le Liban ou la Turquie. Les chrétiens de Turquie sont une toute petite minorité de quelques dizaines de milliers de fidèles. Néanmoins, malgré cela, le Saint-Siège insiste sur le rôle que peut jouer même ce petit reste au sein des sociétés. Ce rôle est bien sûr celui d'être le sel de la terre pour incarner les valeurs chrétiennes dans ce que ces gens font dans leur société, dans le monde de l'économie, du travail, des relations, de l'ouverture, de l'œcuménisme et même de la politique pour ceux qui le peuvent. En Turquie, c'est une autre histoire qu'au Liban.

En Turquie et au Liban, la présence chrétienne est-elle menacée ? Quelles difficultés y rencontrent les chrétiens ?

La présence en Turquie est malheureusement, d'un point de vue démographique, éphémère. Il y a 0,1% de chrétiens en Turquie. Cela relève de toute l'histoire du XXᵉ siècle, la fin de l'Empire ottoman et les politiques d'Atatürk. Tout cela a fait que la Turquie s'est malheureusement vidée de la présence chrétienne.

Cette terre qui était chrétienne par excellence, Byzance, l'Empire byzantin, n’a plus aujourd'hui que quelques vestiges de ce passé glorieux. Mais il y a un petit reste qui demeure, qui essaie de faire tout ce qu'il peut, de témoigner à travers tous les moyens qu'il a et que je viens de citer. Ce petit reste est-il encore menacé ? Je ne le crois pas.

La problématique du Liban est différente. Un tiers des chrétiens au Liban détient théoriquement la moitié du pouvoir, a des écoles bien établies dans la société, avec leur structure, avec leurs institutions. Cette présence est-elle menacée ? C'est une question qui s'est posée à diverses reprises durant la guerre libanaise, de 1975 à 1990, durant les événements successifs qu'il y a eu après la fin de la guerre, où les chrétiens sont sortis perdus. Et à chaque fois on se demande si c’est la fin, l’affaiblissement… Non. Certainement pas. Les chrétiens au Liban peuvent parfois être dans des postures affaiblies mais on est très loin de la menace de disparition de ce christianisme. Le problème est sur le rôle qu'il joue ou qu'ils joueront pour l'avenir du Liban. La bataille principale est la bataille de la construction d'un État libanais. Un État libanais qui respecte tous ses citoyens comme ne cesse de demander le patriarche maronite, un pays neutre, d'une neutralité positive, ouverte vers l'Orient et l'Occident, et qui permet de dépasser tous les clivages qui existent au Liban. Et nous avons bien vu tous les ravages que les clivages peuvent occasionner ces deux ou trois dernières années. En Orient, ce n'est pas comme en Occident. Chaque parole religieuse d'un grand responsable d'Église est aussi une parole politique.

Au Liban, le Pape Léon XIV sera à 300 kilomètres de Jérusalem. La Terre sainte est-elle aussi l'horizon proche et lointain de ce voyage?

Bien sûr que c'est l'horizon, tout le Proche-Orient est imbriqué, surtout la région du Levant. Ce sont des zones que l'on ne peut pas séparer. Depuis qu'il y a eu la création de l'État d'Israël, ou, comme les Arabes l'appellent, la Nakba, le destin du Liban et le destin de la Syrie, dans une moindre mesure, parce qu'il y a eu plus de stabilité jusqu'à un certain moment, ont été liés à ce qui s'y passait. Tout le monde arabe y était lié. Aujourd'hui, à l'heure des accords d'Abraham, le Liban reste l'un des derniers pays à rentrer dans une phase de pacification vis à vis de tous ces conflits. Donc, certainement, le Saint-Siège regarde la Terre sainte, regarde Israël et Palestine, regarde Jérusalem, regarde Gaza. Et ce n'est pas surprenant du tout. C'est aussi dans la lignée de la diplomatie vaticane. C'est quelque chose de très ancien. N'oublions pas qu'en 1847, le Saint-Siège a réactivé le Patriarcat latin de Jérusalem pour montrer sa volonté d'être un acteur sur cette terre qui a quand même un sens symbolique, théologique et spirituel très fort. C'est Jérusalem, c'est là où le Seigneur a été crucifié et est ressuscité. Et aujourd'hui, le Saint-Siège, en continuité avec sa politique, regarde vers la Terre sainte. Lorsque nous écoutons les différents discours du patriarche latin de Jérusalem, nous comprenons aussi dans quel sens le Saint-Siège regarde les événements qui ont lieu sur cette terre, et les Papes n'ont jamais été avares pour parler des conflits qui ont lieu là bas. Ni dans leurs discours, ni dans leurs déplacements.

Léon XIII fut un grand Pape pour les Églises orientales. Peut-on, par ce voyage, percevoir une nouvelle filiation entre Léon XIV et son lointain prédécesseur?

Lorsque j'ai appris que le nouveau Pape a pris le nom de Léon XIV. Je me suis réjoui immédiatement parce que j’ai pensé à l'attention de Léon XIII pour les Églises d'Orient et à la question de l'enseignement social de l'Église. En choisissant ce nom, entre autres, le nouveau Saint-Père voulait dire à quel point il veut œuvrer pour les Églises orientales, à quel point les Églises orientales ont une présence et une personnalité fondamentale et incontournable pour la communion chrétienne et catholique. Une première visite apostolique qui va à Nicée, puis qui au Liban dans le contexte actuel, confirme une telle réflexion, que ce Pape a un regard soutenu vis à vis des communautés orientales.

Il y a quelques mois, dans son discours pour le Jubilé des Églises orientales, Léon XIV a souligné l'importance de former tous les prêtres et les chrétiens catholiques au christianisme oriental. Cela nous a réjoui à l'Institut chrétiens d'Orient, car c’est notre vocation principale: l'étude des théologies, des liturgies, des spiritualités, mais aussi de la géopolitique de l'histoire et des conditions économiques du déploiement de ces communautés. Tout montre que le pontificat de Léon XIV évolue dans le sens de cette attention, qui n'est pas une nouveauté pour le Saint-Siège, mais une attention pour les Églises orientales, pour leur mission, pour leur témoignage, pour le climat et pour la présence chrétienne en Orient.

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27 novembre 2025, 10:00